Introduction
(...) Ayant couvert sur le terrain la guerre du Golfe de 1991 et la campagne présidentielle américaine de 2000 qui a amené George W. Bush à la Maison-Blanche, la crise irakienne m'intéressait tout particulièrement. Avec la petite équipe de la-croix.com (dont j'étais le rédacteur en chef adjoint) (1), je l'ai évidemment suivie dès les premières escarmouches diplomatiques, puis pendant les opérations militaires elles-mêmes jusqu'à la chute de Bagdad. Certes, je n'étais pas sur place, mais suivre un conflit de loin présente un gros avantage pour le journaliste : cela permet d'avoir accès aux informations d'une multitude de médias, notamment à un grand nombre de reportages d'envoyés spéciaux.
(...) Jour après jour, mon étonnement a grandi en voyant comment la presse hexagonale racontait le conflit. Cela coïncidait de moins en moins avec la vision que j'en avais à partir de toutes les informations disponibles. Lorsque le régime de Saddam Hussein s'est effondré, le 9 avril, la berezina de ses partisans a aussi été un peu celle des journaux français.
Bien évidemment, les journalistes ont le droit de se tromper et ce n'est certes ni la première ni la dernière fois que cela arrive. Mais était-il acceptable de faillir à ce point à sa mission par parti pris, et ce à propos d'un fait d'actualité majeur ? Prétendre informer les citoyens avec plus de recul et de nuances que la radio ou la télévision comporte des obligations.
La presse quotidienne française joue volontiers les donneuses de leçons, notamment à l'égard de l'audiovisuel, ainsi que du journalisme américain. Elle a d'ailleurs fait le procès des médias d'outre-Atlantique pour leur couverture partisane de la guerre d'Irak. Or, quelle a été son attitude au cours du conflit ? Elle a elle-même donné une version plus patriotique que journalistique des événements. Ce qui a en fin de compte abouti à une désinformation exemplaire de ses lecteurs.
Que la presse quotidienne française ait fait sienne, sans guère de nuances, la ligne diplomatique du couple Chirac-Villepin, c'était son droit, même si cela n'honore pas l'objectivité qu'elle revendique. En revanche, il est inacceptable que, concernant le déroulement du conflit, elle mente par omission ou exagération, à la seule fin d'apporter de l'eau à son moulin. Ces mensonges ont rendu incohérentes les informations qu'elle fournissait au fil des trois semaines de guerre. Elle a du reste été systématiquement démentie par les faits. Et le dénouement a laissé le lecteur logiquement sidéré...
(...) On peut d'ailleurs être tenté de voir dans les graves difficultées rencontrées après la guerre par la coalition pour stabiliser et lancer la reconstruction de l'Irak une validation a posteriori des sombres pronostics de la presse. Devant le nombre de soldats américains et britanniques tués après la chute de Bagdad, les attentats terroristes et les affres de la vie quotidienne pour les Irakiens, d'aucuns estiment certainement que les journaux étaient même en deça de la vérité sur ce qui attendait la coalition.
Néanmoins cela ne justifie pas que les quotidiens français se soient constamment et gravement fourvoyés, en jouant les oiseaux de mauvaise augure pendant la période précise - étudiée dans ce livre - des trois semaines de guerre. Car les lecteurs n'attendent pas des journalistes qu'ils rendent des oracles, mais plutôt qu'ils rapportent les faits, les expliquent et les analysent. Le métier de journaliste ne consiste pas à faire des prévisions météo, mais à informer du temps présent. En outre, savoir reconnaître ses erreurs est indispensable : M. Météo, quand il annonce le retour du beau temps et qu'il tombe des hallebardes tout le week-end, n'affiche pas la semaine suivante, le beau temps revenu, une mine satisfaite proclamant : "Je vous l'avais bien dit, même si j'ai eu raison trop tôt".
(...) Sans prise de position sur la guerre d'Irak ni intervention dans le débat géopolitique passionné qui l'a entourée, ce livre propose une étude de son traitement journalistique. Entré à La Croix en 1987, où j'ai exercé notamment les fonctions de chef de rubrique, de chef de service adjoint et de grand reporter, j'ai tenu à limiter mon travail d'analyse critique aux quotidiens, car je connais mieux leur fonctionnement.
Cet ouvrage propose donc un décryptage de la manière dont cinq journaux ont rendu compte de la guerre d'Irak : Le Monde, Le Figaro et Libération (les trois principaux quotidiens français d'information générale), La Croix (un journal d'information, mais aussi d'opinion) et Ouest-France (premier titre de la presse régionale et premier quotidien français par sa diffusion). La période étudiée couvre les éditions du 20 mars 2003, date des premières frappes sur Bagdad, à celle du 10 avril, lendemain de la chute de la capitale irakienne.
Cette analyse se base également sur des entretiens avec des journalistes ayant couvert le conflit irakien sur place ou depuis la France (et désireux de conserver leur anonymat), ainsi que sur une comparaison avec le traitement proposé par l'Agence France-Presse (AFP) et l'International Herald Tribune, le quotidien américain publié à Paris par le New York Times (peu suspect de sympathie à l'égard de l'administration Bush et opposé à cette guerre). D'autres médias ont été occasionnellement consultés afin de recouper les informations concernant des faits précis.
Fantasmes de guerre
(...) les rédactions en chef françaises se montrent d'emblée très réservées à l'égard de la valeur des informations que peuvent offrir les quelque six cents journalistes "incorporés" par le Pentagone (parmi lesquels une centaine d'étrangers). Il s'agit non seulement d'une innovation par rapport aux conflits précédents, mais c'est en outre une idée de Victoria Clarke, porte-parole du département américain de la Défense : elle est donc forcément suspecte. Cette initiative propose néanmoins une rupture totale avec la guerre du Golfe de 1991 ou celle d'Afghanistan en 2001, au cours desquelles les troupes en action n'étaient pas ou peu accessibles. Certes, les reporters embedded (incrustés) acceptent dès le départ des restrictions secret-défense à leur liberté d'informer et n'ont qu'une appréhension très partielle du champ de bataille ; ils découpent des "tranches de guerre", selon l'expression de Donald Rumsfeld, secrétaire américain à la Défense. Cette vision s'accompagne d'un effet de loupe, tout particulièrement dans le cas des télévisions, et donne une image déformée, dans un sens ou dans l'autre, de l'état d'avancement des opérations militaires. Cependant, l'accumulation de tous ces points de vue particuliers donne finalement une vraie perspective sur la guerre en cours (au journaliste resté à Paris que j'étais).
(...) force est de reconnaître que, grâce à leur travail dans des conditions difficiles et dangereuses, nous avons été mieux informés sur l'évolution du conflit que s'ils n'avaient pas été présents sur les différents fronts. Les reportages de ces journalistes de l'AFP et du New York Times se révèlent d'ailleurs essentiels pour rectifier l'étonnant récit que la presse française fait de la guerre d'Irak (...)
(1) Les précisions en italique et entre guillemets ont été rajoutés à l'édition originale du livre.
© Calmann-Lévy