Par Alain Hertoghe
La fascinante (més)aventure que je vis depuis la publication le 15 octobre dernier de mon livre La guerre à outrances. Comment la presse nous a désinformés sur l'Irak ? me laisse perplexe. Comment interpréter le "silence collectif spontané" quasi total par lequel les médias français ont accueilli ma critique de la couverture par Le Monde, Le Figaro, Libération, La Croix et Ouest-France de la guerre d'Irak du printemps dernier ?
Bien sûr, je ne m'attendais pas être chaleureusement applaudi... Après tout, mon décryptage des articles parus entre le 20 mars et le 10 avril 2003 dans les cinq principaux quotidiens d'information générale de l'Hexagone aboutissait à un diagnostic sévère : ces journaux avaient livré un récit de la guerre d'Irak plus patriotique que journalistique à leurs lecteurs. Au point que ces derniers n'avaient pu qu'être sidérés de la débandade de la dictature de Saddam Hussein, alors que les rédactions avaient pronostiqué un nouveau Vietnam, puis une réédition de Stalingrad.
Je ne faisais pas plaisir à mes confrères en démontrant que la presse n'avait pas pu s'abstraire du formidable emballement de la société française derrière la ligne diplomatique de Jacques Chirac et Dominique de Villepin. Diabolisant les administrations Bush et Blair, communiant avec le mouvement antiguerre, elle en oublia pendant trois semaines la règle d'or des journalistes : d'abord les faits, rien que les faits, et cela qu'ils plaisent ou non.
Or, assez d'informations étaient disponibles en temps réel, notamment par les centaines de reporters de toutes nationalités intégrés (embedded) dans des unités de GI et de Marines, pour ne pas tirer des conclusions hâtives. Au lieu de cela, tout à leur espoir que les "fauteurs de guerre" prendraient une bonne leçon, ils se transformèrent en prophètes des malheurs américains et britanniques dès les premières pseudo-difficultés rencontrées. Plus grave encore, après la chute du régime baasiste, la presse n'expliqua jamais à ses lecteurs pourquoi elle les avaient fourvoyés. Rude verdict, certes, mais je ne l'ai rendu qu'après avoir réalisé un sérieux travail journalistique des plus classique. Même si, pour une fois, le sujet était l'articles de mes condisciples, y compris ceux de mon quotidien.
Mais au lieu que mon ouvrage soit débattu, voire contesté ou réfuté, j'ai eu droit à une omerta corporatiste presque parfaite. J'en serais sans doute venu à douter de la validité même de mon analyse si, à peine mon livre en librairie, des journalistes spécialisés dans l'actualité internationale aussi renommés que Bernard Benyamin et Paul Nahon ne l'avaient trouvé assez sérieuse pour m'inviter à "Face à l'image" (France 2).
Le seul quotidien français qui publia une critique du livre, avant mon licenciement par La Croix, fut le gratuit 20 minutes (1). Par contre, j'ai eu droit à des interviews dans les trois principaux quotidiens francophones de Belgique (2)... En dépit du fait - ou peut-être en raison du fait - qu'ils avaient couvert l'offensive sur Bagdad grosso modo de la même manière que leurs confrères français. Pour les rédactions belges, les lecteurs ont apparemment le droit de se faire leur propre idée à partir d'opinions contradictoires.
Après l'omerta, vint la vendetta, pour reprendre de manière provocatrice la formulation de Sophie Coignard (3). Le 15 décembre dernier, lendemain de la capture de Saddam Hussein, la direction de La Croix me licenciait officiellement pour avoir rédigé La guerre à outrances. La presse française allait-elle s'en émouvoir ? Pas vraiment. L'information était rendue publique par une dépêche de l'AFP et reprise sous forme de brèves par Libération et Le Monde. Mais seul Daniel Schneidermann (4) exprima son indignation dans son émission "Arrêt sur images" (France 5), puis dans sa chronique Médiatiques de Libération.
Arriva ce qui devait arriver : les médias étrangers s'emparèrent de l'histoire présentée comme celle d'un journaliste "licencié pour avoir critiqué la couverture française de la guerre d'Irak". Et mon téléphone n'arrêta plus de sonner.
Le premier à "dégainer" fut un journaliste du Wall Street Journal vivant en France qui titra son éditorial "Bâilloné à Paris". "Comme pour lui donner raison, estime Matthew Kaminski, La Croix a licencié M. Hertoghe la semaine dernière." Il fut suivi d'un long article du très respecté John Vinocur dans l'International Herald Tribune : "Passé sous silence dans une large mesure par les quotidiens qu'il critique, le livre cadre avec une série d'analyses critiques apparaissant en Europe sur le traitement de la guerre par les médias d'informations européens."
Alertée par les "papiers" de ses pairs, Elaine Ganley, correspondante de l'Associated Press, rédigea une dépêche qui fit rapidement le tour des rédactions anglo-saxonnes du monde entier (5). Un article repris par des centaines de sites Internet, des Etats-Unis à l'Australie, en passant par la Grande-Bretagne, l'Inde, l'Afrique du Sud, etc. Et qui provoqua également des éditoriaux, des billets d'humeur... L'info continue d'être diffusée par les Weblogs, ces journaux personnels qui font actuellement florès sur Internet.
Et c'était loin d'être fini... D'autres "papiers" furent publiés par les correspondants parisiens Charles Bremner du Times et Henry Samuel du Daily Telegraph. "Il est le premier journaliste à vendre la mèche de l'intérieur à propos de ce que beaucoup d'étrangers avaient à l'époque considéré comme un extraordinaire consensus irréfléchi contre la guerre dirigée par les Etats-Unis", souligne Charles Bremner. Mais "le livre a fait à peine sourciller en France", ajoute Henry Samuel.
Dans Le Soir de Bruxelles, Baudouin Loos constate que "la publication d'un livre peut, en France, coûter son poste à l'auteur" et que "le cas Hertoghe n'a pas suscité beaucoup d'émoi à Paris jusqu'ici".
"Les médias français ont-il été incapables de poser les bonnes questions sur la sagesse de leur gouvernement ? Ont-ils intentionnellement évité de donner une information objective sur la guerre ? Ce sont des questions légitimes dans une démocratie occidentale qui méritaient mieux" qu'un licenciement, opine Michael Young dans le journal libanais Daily Star. "Se faire dire ses quatre vérités peut être offensant. C'est vraisemblablement pourquoi Hertoghe a perdu son job. Mais cette lamentable affaire donne une image médiocre de la rigueur intellectuelle des médias français", écrit Tony Parkinson dans le quotidien australien The Age. D'autres articles apparurent dans les quotidiens brésilien Folha et danois Morgenavisen.
L'enquête la plus fouillée a été publiée sous le titre Le silence des agneaux par l'influent journaliste Denis Boyles sur le site de l'hebdomadaire National Review de Washington. Il résume cruellement le message diffusé par les médias étrangers : "La presse française avait menti à ses lecteurs, et quand quelqu'un les montra du doigt et vendit la mèche, elle l'enterra sous le silence et, en privé, le tourna en ridicule".
Des articles sont encore annoncés dans Il Foglio (Italie), Maariv et Haaretz (Israël). J'ai également donné des interviews à la National Public Radio (Etats-Unis) et à RMF (Pologne). Par contre, j'ai refusé une entretien en direct avec Bill O'Reilly de la chaîne de télévision américaine Fox News dont je craignais qu'il ne m'utilise pour se livrer à quelques outrances anti-françaises dont il a le secret... A part la rédaction de l'hebdomadaire Courrier international, qui était la mieux placée pour constater pour constater l'intérêt étranger pour mon histoire et s'en faire l'écho, les médias français restent jusqu'à présent sur leur quant-à-soi... Est-ce bien raisonnable ?
(1) Quelques lignes mentionnèrent aussi La guerre à outrances dans L'Express, Le Point, Le Figaro et le Canard enchaîné ; Alain Marshall et Olivier Truchot organisèrent un débat dans leur émission "On nous la fait pas" (RMC Info).
(2) Le Soir, La Libre Belgique et L'Echo.
(3) Journaliste au Point et auteur des livres La nomenklatura française, L'omerta française et La vendetta française chez Albin Michel.
(4) Lui-même licencié du Monde en octobre 2003 pour avoir critiqué sa direction dans son livre Le cauchemar médiatique chez Denoël.
(5) La dépêche d'Elaine Ganley, traduite par le service espagnol d'AP, ne l'a pas été par le service français à l'intention de ses clients francophones.
© L'Essentiel des relations internationales, mars/avril 2004