Par Daniel Schneidermann
Dans l'indifférence générale, le quotidien la Croix vient de licencier un de ses journalistes, Alain Hertoghe, ancien rédacteur en chef adjoint du site Internet la Croix.fr. Le motif ? Hertoghe a publié un livre (1) critiquant la couverture de la guerre d'Irak, au printemps dernier, par cinq quotidiens français : le Figaro, Libération, le Monde, Ouest-France, ce qui n'eût sans doute pas posé problème. Mais aussi son propre journal, la Croix. A commencer par les éditoriaux de son directeur, Bruno Frappat, lequel n'a pas pratiqué le pardon des offenses. Quelques jours avant Noël, le rebelle a été jeté à la rue.
L'affaire a fait peu de bruit : quelques brèves dans les quotidiens concernés. A la lecture du livre, on comprend mieux cette indifférence. Sans doute est-elle due au fait qu'Alain Hertoghe ajoute au crime de lèse-entreprise celui d'être à contre-courant de la majorité de l'opinion française. Eût-il reproché aux médias leur alignement sur la guerre américaine, sans doute son licenciement aurait-il ému davantage. Mais c'est le contraire. Pour lui, les cinq quotidiens qu'il a épluchés jour après jour ont adopté "un triple prisme partisan : diaboliser l'administration Bush, adhérer à la ligne du couple Chirac-Villepin et communier avec les opinions publiques antiguerre".
Le livre est une cruelle compilation d'extraits d'éditoriaux et de reportages, présentés par ordre chronologique. George Bush ? Avant le déclenchement de la guerre, il est caricaturé par la presse française en "fou de Dieu". "A lire les quotidiens français, écrit Hertoghe, l'Amérique semble n'être peuplée, à l'exception d'une poignée d'admirables pacifistes, que de déplaisants "patriotes", écervelés, égoïstes et violents." Et de s'indigner que certains éditoriaux aient renvoyé dos à dos Bush et Saddam Hussein. Et de rappeler comment la presse a magnifié et surmédiatisé les manifestations pacifistes dans les capitales européennes. Cette hostilité politique et idéologique, selon Hertoghe, conduit ces journaux qui "rêvent d'une défaite américaine" à regarder l'expédition militaire dans un rétroviseur déformant. Avec une "joie mauvaise", la presse française va grossir les difficultés du corps expéditionnaire allié et surinterpréter le moindre soupir de chaque porte-parole américain pour inventer d'imaginaires "modifications de stratégie américaine". Les colonnes américaines marquent-elles une pause due à un vent de sable ? La guerre est déclarée perdue. A cet aveuglement certains éditorialistes et experts ajoutent l'incohérence : tout en condamnant la guerre, ils reprochent au Pentagone de ne pas la mener assez durement. Croyant à un "nouveau Vietnam", ils prédisent avec des accents apocalyptiques un enlisement américain dans une bataille de "Saddamgrad". Rien d'étonnant à cela : les envoyés spéciaux de la presse française à Bagdad sont étroitement "encadrés" par la censure irakienne, ce qu'ils ne révèlent qu'avec réticence à leurs lecteurs. Manque de chance pour eux : contre toutes leurs attentes, Bagdad tombe en quelques jours.
Convaincant et documenté, le livre d'Alain Hertoghe est aussi contestable. Quiconque fera l'effort de se souvenir de la couverture médiatique de la campagne d'Irak la reconnaîtra difficilement dans la peinture sans nuances de Hertoghe. D'abord, la presse écrite fut davantage pluraliste qu'il ne le relate. L'auteur (mais c'est la règle du genre) a privilégié les citations qui confortent sa thèse, au détriment d'autres textes. De Pascal Bruckner à Romain Goupil, les journaux ont largement fait écho aux arguments des intellectuels "proguerre" français. Hertoghe exclut aussi de son champ d'observation les médias audiovisuels qui, eux, structurellement fascinés par l'événement en train de se dérouler, ont contribué à rééquilibrer le "bruit médiatique" ambiant. Enfin, aujourd'hui encore, l'Histoire est loin d'être écrite et n'a pas encore donné tort à ceux des éditorialistes qui prédisaient à cette campagne les plus noires conséquences, et aux Américains l'enlisement dans un "nouveau Vietnam".
N'empêche. Ce pamphlet rappellera cruellement aux journalistes comment l'instant peut nous aveugler. Sur l'épuisement interne de la dictature irakienne ou sur la psychologie des néoconservateurs américains, pour ne prendre que deux exemples, la presse a-t-elle convenablement informé ses lecteurs à l'époque ? Le fait-elle encore aujourd'hui ? Bien sûr, les présupposés idéologiques des journalistes, le désir de "coller" à l'opinion publique biaisent leur relation des faits. Le leur rappeler est salutaire. Et c'est justement parce que le livre de Hertoghe est contestable qu'il fallait le contester, le réfuter au besoin, organiser le débat avec lui, y compris (et surtout) dans les colonnes de son propre journal. La Croix, qui s'enorgueillit à juste titre de sa singularité, a perdu là une occasion de la conforter. La presse nationale française est en crise pour de multiples raisons, et notamment parce que ses lecteurs lui reprochent de ne pas les informer complètement et honnêtement. Ce n'est pas en virant en douce ceux de ses journalistes qui étayent ce constat qu'elle regagnera la crédibilité perdue.
(1) Alain Hertoghe, la Guerre à outrances, éd. Calmann-Lévy, 15 euros.
© Libération, 26 décembre 2003